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Hommage

Francis Limerat

Mai - juin 2024

L’œuvre de Francis Limérat ne ressemble à aucune autre. Elle est unique à la fois originale et caractéristique de l’esprit d’une époque où des artistes très différents contribuèrent dans les années 1970 à un renouvellement des formes et de la pratique de la peinture. Le travail de Francis n’est pas pictural ou sculptural au sens traditionnel du terme, il est une contribution au territoire renouvelé du dessin contemporain, dont le dessein, je veux dire le projet, s’est affranchi de la trace et s’est échappé de la page pour s’inscrire ailleurs. Contre le mur, mais en se tenant à une distance de quelques centimètres de cette surface afin que la lumière en redouble le tracé par une ombre portée. L’ombre dé-matérialise l’oeuvre par la présence de son double qui la fait apparaître, non pas comme objet, mais comme un obstacle à la lumière. L’ombre devient pour nous l’outil à penser la dimension profondément mélancolique de cette œuvre. Cette œuvre, qui vient historiquement après l’espérance révolutionnaire déçue : l’idée de modernité que portaient les avants-gardes artistiques depuis plus d’un siècle. 

Francis préférait poursuivre la dimension expérimentale qu’incarnaient les artistes constructivistes qu’il admirait tant : Tatlin, Malevitch ou Rodchenko. Une phrase du sculpteur et danseur Oscar Schlemmer pourrait à elle seule définir le projet de Limérat « Je voudrais faire une oeuvre monumentale qui soit de l’épaisseur d’un cheveu ».L’impossibilité énoncée dans cette idée contient le germe poétique d’une oeuvre qui reste encore à accomplir mais que Francis, sans en être pleinement conscient, a tenté de matérialiser avec d’autres moyens dans ses subtiles constructions.  

Joseph Beuys définissait le dessin  ainsi: Le dessin est une sculpture sans ombre , mais Léonard de Vinci disait que l’ombre est une matière du lointain. L’idée évoquée ici du lointain est l’une des sources cachées du travail de Francis. En évoquant cette même matière du lointain, je repense aux cultures dites des arts premiers que décrit Bruce Chatwin dans Le chant des pistes, ce livre que Francis aimait beaucoup: Chatwin y  évoque les déambulations (les songs-lines) parcourues par les aborigènes d’Australie comme un Art de la contemplation des paysages de la terre. Francis, lui, a fait de son atelier le lieu et la terre du paysage de sa vie. Il le parcourait en imagination, en vase clos, (je devrais dire en vaste clos). Et pour ce faire, il  inventait des constructions semblables à des lignes d’erres tracés dans l’espace. Il nous invitait à les parcourir du regard. Dans ces supports de contemplation, on traverse des cadastres imaginaires, une cartographie constituée de fines brindilles ligaturées comme seul savent en faire les navigateurs qui ne se repèrent pas dans la lecture du ciel étoilé, mais trouvent leur chemin en observant les flux d’invisibles courants marins.  

L’espace ouvert et immense que l’on entrevoit dans ses constructions, est à la mesure du temps de patience infinie que la nature prend chaque printemps pour déployer les entrelacs qui poussent aux extrémités des branches d’arbres.  

Francis dessinait avec des baguettes. Il tressait lignes et courbes en bois torsadé pour fabriquer les tuteurs fabuleux d’un univers végétal en dormance, dont il surveillait la croissance. Il m’expliquait que son travail commençait toujours par un brouillon, une poignée de tiges de bois tombant au hasard. Pour reconstruire ensuite, dans ce mikado riche de possibles, une composition par soustraction, en retirant ou coupant avec un sécateur des bouts de lignes pour ne conserver que certains angles et les bifurcations saillantes des brindilles. Ses oeuvres sont abstraites, mais les lignes en suspens, sans terminaisons, évoquent les passerelles, les échafaudages, des constructions inachevées et des ponts lancés sur le vide… 

Notre amitié a commencée en 1972 par des projets d’expositions. Francis était par moments si fantasque et joueur, qu’entre nous, en tête à tête ou avec nos amis, tout devenait prétexte au retour à l’enfance. Les conversations se terminaient en plaisanteries, fou-rires complices, farces, jeux de rôle ou déguisements.  

Chantal et Francis ont su créer à Paris et dans la belle demeure de Landerouet une vie de couple totalement dévouée à la création, à la défense de l’Art, et à la diffusion de la littérature vivante. Chantal a dirigé la librairie «La folie en tête » où en 2017 elle organisa un évènement unique en France : La célébration du centenaire de la révolution de 1917 par un hommage aux artistes ukrainiens et russes Tatlin, Malevich & Lissitzky. Francis, Jean François Dubreuil et moi, fûmes invités par Chantal à réaliser à cette occasion la copie d’un tableau de ces trois artistes historiques. 

Francis fut aussi un pédagogue exceptionnel. Au cours de sa carrière d’enseignant aux Beaux-Arts d’Amiens et à Angers, j’ai pu apprécier, pendant les 7 ans de notre collaboration, son intelligence légère et subtile qui faisait de lui un passeur généreux auprès de nos étudiants de l’école des Beaux-Arts d’Angers. Sa culture et sa sensibilité artistique et littéraire étaient très grandes. Sans dogmatisme, il savait par son talent encourager les démarches les plus différentes de ses goûts personnels. Et l’homme était d’une élégance rare, doté d’une générosité naturelle doublée d’un sens de l’humour raffiné. Il aurait su nous toucher aujourd’hui encore, lui qui nous a quittés il y a quelques jours. Il aurait su dans un geste de pensée, en mots silencieux, dans un sourire, nous dire: 

Je sais de quoi est fait ce monde où tant de gens souffrent, mais n’oubliez pas que la lucidité, comme l’Art peut éclairer la part d’ombre de nos vies . N’oubliez pas : Jamais le soleil ne voit l’ombre...

Bernard Moninot, le 22 novembre 2023